Les Dahus et les Licornes

Les Dahus et les Licornes

Une économie sans croissance est-elle possible ?

Si les entreprises peuvent sauver le monde ? En tout cas, elles sont de plus en plus nombreuses à le prétendre. Dans ce Topo, on s’interroge sur le rôle des entreprises et des start-ups, sur les licornes, la croissance et la possibilité d’envisager une économie sans croissance.

Temps de lecture : environ 12 minutes


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Tiens au fait, vous n’aviez pas réalisé ? Le monde actuel est vraiment incroyable. On y vit entouré d’animaux fantastiques.
Bon, en réalité, les griffons et les chimères, à part dans Harry Potter, ils restent encore plutôt discrets. En revanche, gros scoop : on a enfin découvert la forêt secrète où se reproduisent les licornes. C’est la fameuse forêt enchantée de la Silicon Valley. 

Aah, les licornes. Au départ, c’est un animal légendaire qui n’existe pas. Mais aujourd’hui ? Ce sont aussi des start-ups qui n’auraient soi-disant qu’un seul but dans la vie : sauver le monde.

Et pour ça, elles ont plein de techniques assez différentes :

Le terme “licorne” existe depuis 2013. C’est l’investisseuse américaine Aileen Lee qui a surnommé ainsi les starts-up dont la valorisation atteignait 1 milliard de dollars. Pourquoi ce terme ? Parce que créer à partir de rien une entreprise qui vaut 1 milliard de $ en quelques années, ça paraît juste fabuleux - pas au sens d’incroyable, non : au sens d’impossible. Et pourtant : depuis les licornes se sont multipliées comme des lapins. En août 2019, il existait :

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Si les licornes sont là pour sauver le monde, c’est plutôt cool. Mais il y a quand même un truc bizarre : comment peuvent-elles atteindre des valorisations records alors qu’elles ne sont même pas rentables ?

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En fait, c’est même à l’effet inverse : en 2018, les start-up qui perdent de l’argent ont levé plus de fonds que celles qui en gagnent… Mais pourquoi donc filer autant d’argent à des boîtes qui n’en gagnent pas ? Est-ce que les investisseurs sont tombés sur la tête ?

Rassurez-vous, ils vont très bien. Ils suivent juste la logique de base de notre système économique actuel : ils sont persuadés que demain sera mieux qu’aujourd’hui. Sauf qu’avec les perspectives environnementales actuelles, dire ça peut paraître quand même un poil optimiste, voire complètement inconscient… non ?

Et pourtant : c’est juste le socle de notre économie.

I / Le mythe de la croissance infinie

La croissance, qu’est-ce que c’est ? Avant toute chose, c’est l’accroissement de la population. Visuellement, à l’échelle de l’humanité, ça donne ça :
Ça, c’est la croissance démographique, et elle pèse déjà lourd sur la planète. Mais comme si ça ne suffisait pas, elle s’accompagne de l’idée qu’en plus d’être de en plus plus nombreux, les humains doivent aussi être de plus en plus riches. Ça, c’est la croissance économique, et ça va encore plus vite :
Dans l’histoire de l’humanité, comme l’explique le théoricien de la décroissance Serge Latouche, la croissance est un concept plutôt nouveau. Avant, quand les humains rêvaient d’un avenir meilleur, ça donnait ça :
Guerroyer à tout jamais, chanter des louanges pour l’éternité, ou se réincarner dans un chat : dans les civilisations religieuses, l’avenir meilleur se situe après la mort. Mais en Occident, depuis la révolution industrielle, l’espoir de la résurrection et de la vie éternelle a laissé la place à un nouveau mythe : celui de la croissance éternelle.

Et, attention spoiler : aucun des deux n’existe.

   A / Pourquoi l’économie préfère l’avenir ?

Tous nos systèmes économiques reposent sur ce mythe : celui de la croissance infinie.
Mais pourquoi n’arrive-t-on pas à voir les chose autrement ? En fait, le système économique actuel est structurellement lié à la perspective de la croissance… à tel point qu’il ne peut pas faire sans.

Pour le comprendre, revenons un peu aux fondamentaux. Comment fonctionne une économie de marché ? Elle repose avant tout sur deux mécanismes essentiels : le prêt et l’investissement.
-le prêt : Le banquier prête de l’argent car il espère avoir plus demain, grâce aux taux d’intérêt.
-l’investissement : L’investisseur investit car il espère avoir plus demain, grâce aux dividendes (ou en revendant ses actions).

Dans les deux cas : le banquier et l’investisseur font, un peu comme dans le test du marshmallow, un pari sur l’avenir.
Mais sans la perspective de cette amélioration future, que se passe-t-il ? Sans croissance, il n’y a ni investissement, ni prêt. Ça paraît à la fois très simple mais finalement, c’est aussi un peu incroyable : tout le système actuel est incapable d’envisager autre chose que la croissance et la possibilité de générer une valeur accrue dans le futur. Et c’est pour ça que la chose que les acteurs économiques craignent plus que tout, c’est…
La récession, c’est une période où la croissance est négative. Les salaires diminuent, les ménages et les entreprises ne remboursent plus leurs dettes, les banques font faillite et les épargnants perdent leurs économies. La récession mène à la crise, tout simplement parce qu’elle est incompatible avec le logiciel économique actuel. Comme l’explique l’économiste François-Xavier Oliveau, « Nous ne savons pas gérer un monde où les prix, et donc les salaires, baisseraient ».

Alors plutôt que de renoncer à la croissance, on préfère faire une chose : s’endetter. Et c’est là qu’on entre dans ce qu’on pourrait appeler « l’économie des zombies ».

   B / L’économie des Zombies

Vous avez peut-être vu cet épisode de Black Mirror traumatisant : une jeune femme, incapable de faire le deuil de son mari décédé dans un accident, décide de s’acheter un clone électronique pour faire comme si il était toujours là.

Ce scénario glaçant, c’est un peu celui de l’économie actuelle : celui d’une économie qui préfère vivre avec des zombies. La faillite de Thomas Cook, vous en avez entendu parler ? Mais si, vous savez, cette entreprise de voyage qui a laissé plein de vacanciers dans cette situation :

Que s’est-il passé avec Thomas Cook ? A partir de 2007, l’entreprise s’était lancée dans une course à la croissance. A coups d’acquisitions extrêmement coûteuses, elle était devenue ce qu’on appelle en économie “un zombie” : une entreprise structurellement non-rentable, qui survit uniquement grâce aux prêts des banques.

Si Thomas Cook est un cas isolé ? Pas vraiment. Les zombies, ils commencent à être tout autour de nous :
Et il y en a que vous connaissez. Par exemple ? Dans la catégorie Sexy Zombie, il y a Tesla, en re-financement permanent. Et dans la catégorie Giant Zombie, il y a General Electric (dont la dette atteint quand même 108 milliards de $, c’est-à-dire 50 fois celle qui a plombé Thomas Cook…)

En fait, cette situation est un peu celle d’un joueur accro au casino qui perd de plus en plus d’argent à chaque partie. Mais qui continue quand même à y croire...
Le truc, c’est que ce comportement n’est pas du tout marginal. En fait, c’est même devenu la politique des banques centrales, notamment de la BCE… Mais bien sûr, elles lui ont trouvé un nom plus sérieux. Ce nom, c’est…

Le principe de cette théorie ? C’est que pour éviter à tout prix le crash, les banques centrales préfèrent s’endetter en se disant que la croissance va revenir. Et si elle ne revient pas ? Dans un premier temps, ça conduit à une augmentation la dette mondiale dans des proportions jamais vues :

Et dans un deuxième temps ? Euh, bah… on ne sait pas trop, mais ce n’est pas a priori pas un scénario très sympa. C’est d’ailleurs ce qui conduit Nouriel Roubini, le mec qui avait prédit la crise des subprimes avant tout le monde, à prédire l’imminence d’une crise sans précédent…



En gros, le système économique est tellement incapable d’envisager autre chose que la croissance qu’il s’endette inlassablement pour éviter une remise en cause en profondeur. Ce qui pourrait inverser la tendance ? Historiquement, les pays occidentaux ont déjà connu plusieurs phases de récession. Et à chaque fois, c’est la même chose qui a permis au système de repartir : l’innovation technologique.

 
Et l’innovation technologique, c’est justement la spécialité des start-ups. Alors quand les acteurs économiques ont un peu marre d’entretenir les zombies, ils font quoi ?
Ils se tournent vers les licornes.


II / Une économie sans avenir est-elle possible ?

   A / La croissance avant la rentabilité : les licornes et les dahus

Revenons donc à nos moutons. Enfin, plutôt, à nos licornes. C’est quoi, une licorne ? C’est une start-up de la Silicon Valley active dans le secteur de la tech.

Mais une autre spécificité des licornes, c’est leur stratégie de développement. Quand on valorise une entreprise, on prend en compte deux caractéristiques principales : sa rentabilité, et ses perspectives de croissance. Le truc, c’est les licornes ont un modèle économique dont la première préoccupation est la croissance avant la rentabilité.

La preuve ? C’est qu’un type aux premières loges de la Silicon Valley a théorisé leur modèle de développement. Et il a appelé ça…
Qui est ce type ? Reid Hoffman, un type qui a fondé Linkedin, co-fondé Paypal et a été un des premiers investisseurs de Facebook. Ce que le terme veut dire ? Bon, déjà, c’est une référence un peu hasardeuse au blitzkrieg des armées nazis pendant la Deuxième guerre mondiale : ça consistait à tout miser sur une offensive initiale extrêmement puissante pour anéantir l’ennemi. D’un point de vue économique, le blitzscaling fait la même chose : il cherche à grandir très vite pour étouffer la concurrence.

Bon, ça ne marche pas toujours... Vous vous souvenez sans doute de boîtes de vélos en free-floating ? Celles qui ont disparu aussi vite qu’elles étaient apparues. Quand le blitzscaling échoue, ça donne ça :
Alors pourquoi les start-ups lèvent-elles autant d’argent ? C’est parce qu’elles sont un peu le dernier espoir de la croissance. Et ce qui en découle, c’est un énorme écart entre la valeur présente de ces start-ups… et leur valorisation future.

Mais revenons donc à nos licornes. En fait, quand on les regarde d’un peu plus près… on s’aperçoit qu’il y a un truc bizarre.

1 - Elles ont d’un côté une rentabilité présente très faible voire inexistante, et de l’autre, une valorisation future hyper élevée. En gros : elles ont des pattes plus longues que les autres.
2 - les licornes n’ont qu’un seul objectif : grandir et atteindre la taille critique (souvent : une position monopolistique) qui leur permettra de dominer leur secteur d’activité. Bref, elles veulent arriver toutes seules au sommet de la montagne...
Et du coup ? Une licorne qui a des pattes plus longues que les autres ? Et qui se balade en montagne ?
Bah ce n’est pas une licorne, ça. C’est un dahu.

 
Pour les non-savoyards, au fond de la classe, on vous rappelle ce qu’est un dahu : un animal (imaginaire, comme les licornes) qui a les pattes plus longues d’un côté que de l’autre pour mieux marcher en montagne. Seul problème ? Le dahu, il ne peut jamais faire demi-tour. Sinon, il se casse la figure.
Pourquoi cette longue démonstration peut-être un peu tirée par les cornes (de dahu) ? Parce que les start-up sont censées être les entreprises qui vont initier un nouveau cycle d’innovation et sortir la croissance mondiale du marasme. On fait comme si ces licornes magiques allaient nous emmener au-delà de l’arc en ciel…

Alors que pour autant, les licornes continuent à tout miser sur une croissance effrénée - tout le contraire de ce que les préoccupations environnementales du moment exigeraient… Ce dont on aurait besoin, ce serait d’entreprises qui sont capables de faire demi-tour et d’exister sans miser sur une croissance infinie. Est-ce qu’elles existent ?

C’est comme les dahus : pour les trouver, il faut bien les chercher.

   B / Ce qu’on peut changer

Comment aller vers une économie qui privilégie la rentabilité plutôt que la croissance ?

Que peut faire le politique ? Vraiment pas grand chose. Sortir de la course à la croissance, c’est quitter le club des grandes puissances, se marginaliser sur l’échiquier politique, et même attiser la crise sociale à l’intérieur de son pays. Pas top, comme programme électoral…
Alors, d’où peut venir le changement ? De nos modes de consommation. Mais là aussi, il faut être vigilant. En ce moment, toutes les marques utilisent le même discours responsable et nos rayons de super-marchés ressemblent à ça :
 
Comment s’y repérer ? On peut déjà privilégier les entreprises que se sont affranchies de la course à la croissance : par exemple en restant des entreprises familiales, toujours aux mains de leurs fondateurs ou de leurs salariés. Le problème, c’est qu’elles deviennent de plus en plus rares. Notamment parce que les grands fonds d’investissements n’ont jamais contrôlé autant d’entreprises. Par exemple, vous avez déjà entendu parler de ces trois-là ?
Ce ne sont pas des X-men : juste les trois fonds d’investissements les plus puissants de la planète. A eux trois, et grâce aux fonds de petits épargnants, ils sont devenus les actionnaires principaux de 40 % des 500 plus grandes entreprises US. Les chiffres de Blackrock seuls donnent le vertige :
 Le problème que ça pose ? Ces boîtes sont représentatives de ce qu’on appelle l’absentee ownership, ou le syndrome du propriétaire absent. Une entreprise, c’est un peu comme une maison : si vous ne vivez pas dedans, vous ne faites pas forcément attention à l’entretien, aux dégradations : vous ne regardez que les objectifs chiffrés ou de tableaux excel, sans vous intéresser aux impacts humains ou environnementaux…
Et en plus, comme la sphère financière s’enrichit plus vite que le reste de l’économie, c’est de pire en pire : selon un récent rapport d’OXFAM, 82 % de la croissance des richesses générées en 2018 a bénéficié aux 1 % les plus riches.
Bref, il y deux sortes d’entreprise : celles qui investissent pour grandir et produire plus. Et celles qui investissent pour produire mieux.

Est-ce que nos systèmes économiques doivent décroître ? Le terme “décroissance” polarise pas mal les discussions en ce moment. Ce qui est sûr, c’est que certains secteurs polluants doivent décroître. En revanche, comme le dit Dominique Meda, auteur de La Mystique de la croissance : comment s’en libérer ?, “on peut relancer l’économie sans relancer la croissance”. Pour ça, il faut viser un niveau de richesse stable ou en légère diminution, à l’intérieur duquel il faut faire croître les entreprises les plus vertueuses. Faire grandir l’innovation dans les secteurs de l’environnement, par exemple, mais réduire notre consommation de viande ou de SUV (qui sont la 2e source d’augmentations des émissions en CO2 pour la période 2010-2020 selon l’AIE).

Bref, une croissance partielle ciblée sur des secteurs d’avenir et vertueux, à l’intérieur d’une décroissance globale.

 
Et enfin passer du plus au mieux.

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Conclusion : le marshmallow et les apprentis sorciers

Zombie, licornes, dahus… Dans ce topo, on a beaucoup parlé d’animaux fantastiques. A tel point qu’on se croirait presque dans Harry Potter...

Mais en fait… il y a un peu de ça. On est clairement à une époque où l’humanité joue aux apprentis sorcier. Il suffit de regarder Calico, la start-up de Google qui bosse sur l’immortalité, pour comprendre que ce sont d’ailleurs les mêmes qui sont fascinés par l’immortalité et par la croissance infinie…
Dans Le Test du marshmallow, on avait expliqué le concept de la gratification différée, selon lequel pour réussir sa vie, il faut “préférer l’avenir”. Au quotidien, la gratification différée s’applique à plein de choses : apprendre à jouer d’un instrument, attendre de trouver un meilleur job ou son partenaire de vie… Appliquée à des biens immatériels, la gratification différée nous permet de grandir et de progresser.

En revanche, appliquée à l’économie et aux biens matériels, elle est en quelque sorte responsable de la fuite en avant que constitue la course à la croissance. Et au fait qu’on en veuille toujours plus.

Mais aujourd’hui plus que jamais, on a compris qu’on vivait dans un monde fini et limité. Et qu’un monde fini ne peut pas disposer de ressources infinies.

Alors. Est-ce bien raisonnable ?

En 1697, Londres a connu un des tout premiers krachs financiers de l’histoire. Et à l’époque, le seul qui avait su garder la tête froide, c’était le maître de la monnaie à Londres. C’était Isaac Newton (celui des pommes), et voilà ce qu’il disait :
La folie des gens, c’est à nous de l’arrêter. En se redisant, par exemple, que les licornes et les dahus, ça n’existe pas. Sauf si on y croit.


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Topo, n.m., {escalade} : guide utilisé par les alpinistes et décrivant la voie pour atteindre le sommet.